Coévolution bioculturelle entre l’homme et l’animal : quand le développement de l’agriculture influence le génome des chiens

Résultats scientifiques Interaction Homme-Milieux

À quel point le mode de vie humain a-t-il influencé le métabolisme des premiers animaux domestiqué ? L’étude, menée sur des spécimens anciens de chiens eurasiatiques et pilotée par des chercheurs de l’ENS de Lyon et du CNRS a permis pour la première fois de lever un coin du voile. Contrairement à leur ancêtre le loup, les chiens ont acquis la capacité à digérer l’amidon via la duplication du gène Amy2B, il y a au moins 7 000 ans. Cette aptitude, qui coïncide avec les prémices de l’agriculture, reflète une adaptation à un changement alimentaire. La culture humaine a ainsi fortement influencé l’évolution du génome des premiers chiens. Ces travaux, publiés le 9 novembre 2016 dans la revue Royal Society Open Science, constituent un exemple de coévolution et reflètent l’influence de la culture humaine sur le génome des premiers chiens.

Molécule de réserve des végétaux supérieurs, l'amidon est notamment présent dans les céréales. Le chien possède la capacité à digérer ce glucide complexe grâce à l'amylase pancréatique, enzyme sécrétée par le pancréas et codée par un gène du nom d'Amy2B. Le nombre de copies du gène Amy2B dans le génome est élevé chez la très grande majorité des chiens actuels, certains individus en comptant jusqu'à 34. À l'inverse, 60 % des loups actuels n'en possèdent que 2 copies, les 40 % restants en ayant 8 au maximum. Ce constat semble logique, car le régime alimentaire du chien dépend en effet étroitement de celui des humains, à l'inverse de celui du loup, strictement carnivore. Selon Anne Tresset, directrice de recherche CNRS à l'unité « Archéozoologie, Archéobotanique : sociétés, pratiques et environnements » de l'Institut d'écologie et d'environnement, « l'hypothèse est émise depuis plusieurs années : l'augmentation du nombre de copies d'Amy2B chez le chien aurait eu lieu au Néolithique, parallèlement au développement de l'agriculture, car elle conférerait un avantage adaptatif important aux individus concernés. Mais encore fallait-il le prouver, car on ne pouvait exclure que cette augmentation résulte d'une sélection récente. Grâce à la paléogénétique, c'est chose faite ».

L'étude a donc porté sur l'analyse de l'expansion du gène Amy2B du chien en Eurasie de l'Ouest, entre 15 000 et 4 000 ans « avant le présent ». Dans cette région, la période de temps choisie permet d'englober tout le Néolithique ainsi que le Chalcolithique et une partie de l’âge du Bronze. Sur les restes analysés de 88 chiens provenant d'Europe de l'Ouest, d'Europe du Sud-Est et d'Asie du Sud-Ouest, seuls 13 individus ont pu être retenus : « L'ADN ancien est un vrai casse-tête, explique Morgane Ollivier, à l'origine de l'étude et paléogénéticienne au sein de la plateforme nationale PALGENE (CNRS/ENS de Lyon). Il est toujours dégradé, fragmenté, et en faible quantité. Nous avons prélevé ce que nous avons pu dans les os et les dents, mais le recours à la PCR, procédé d'amplification des gènes in vitro, a été nécessaire pour restaurer des quantités d'ADN suffisantes en amont de la procédure de détection du nombre de copies d'Amy2B ». Le résultat est éloquent : à partir de -7 000 ans, soit au Néolithique, certains chiens possèdent plus de 8 copies d'Amy2B. « Mais il n'est pas possible pour autant d'effectuer une corrélation entre un nombre de copies élevé et une zone géographique qui aurait constitué une sorte de « foyer d'expansion », précise Anne Tresset. Toutes les régions étudiées font partie d'un même réseau, leurs sociétés ont à cette époque été traversées par des courants en lien les uns avec les autres ».

Les sites roumains de Bordusani et d’Hârsova constituent la parfaite illustration de son propos car, au même moment, s'y rencontrent des chiens avec peu et beaucoup de copies. Morgane Ollivier le voit comme une photo instantanée de l'évolution des génomes : « Les gènes se dupliquent en permanence et au hasard. La plupart des copies sont rapidement éliminées s'ils n'ont pas d'intérêt sur le plan adaptatif, car elles présentent une coûteuse redondance fonctionnelle. Certains chiens ont acquis par hasard plusieurs copies du gène Amy2B et ont conservé ce grand nombre de copies au fil des générations car cela leur permettait de mieux digérer l'amidon issu des céréales auxquelles ils avaient désormais accès. Pour autant, certains chiens ont conservé un très faible nombre de copies d'Amy2B : c'est le cas par exemple du Husky sibérien et du Dingo, des lignées qui tirent leur origine de zones géographiques et de sociétés non agricoles ». De la même manière, il n'a pas été possible d'établir une relation entre l'augmentation des copies d'Amy2B et la morphologie des chiens étudiés. « On aurait pu penser que la mandibule se modifierait en parallèle d'une alimentation fortement axée sur les produits agricoles, mais il n'y a rien de probant. Pourtant, on sait aussi qu'il existait déjà de très petits chiens au Néolithique, dont la mandibule était très gracile, probablement inapte à broyer des os », explique Anne Tresset.

Reste que l'étude, si elle apporte des réponses, pose de nouvelles questions, car les échantillons de chiens les plus anciens n'ont pu être examinés en raison de la dégradation de l'ADN. « En effet, 7 000 ans avant le présent, c'est assez tard quand on sait que l'agriculture a débuté il y a environ 11 000 ans au Proche-Orient et qu’elle était présente en Roumanie il y a 8 000 ans ». Serait-il possible que l'augmentation du gène Amy2B ait été initiée avant le Néolithique ? « Il serait intéressant de fouiller en ce sens, mais je ne crois pas vraiment à une corrélation avec la domestication du chien, survenue avant l’apparition de l’agriculture, sans doute peu avant 15 000 avant le présent : il n'y avait aucun avantage adaptatif à en tirer ! » 
Et pourquoi ne pas élargir la problématique à d'autres animaux proches de l'Homme, comme le chat domestique ou le renard ? « Il serait intéressant d’étudier si, de manière analogue à ce qui se passe chez les espèces domestiques, les gènes permettant la dégradation de l’amidon ont subi un phénomène similaire chez les espèces commensales de l’homme », concluent les deux chercheuses.

Référence
Amy2B copy number variation reveals starch diet adaptations in ancient European dogs
Morgane Ollivier, Anne Tresset, Fabiola Bastian, Laetitia Lagoutte, Erik Axelsson, Maja-Louise          Arendt, Adrian Bălăşescu, Marjan Marshour, Mikhail V. Sablin, Laure Salanova, Jean-Denis Vigne, Christophe Hitte, Catherine Hänni. 
R. Soc. open sci. 2016 3 160449; DOI: 10.1098/rsos.160449. Published 9 November 2016

Contacts chercheures

Anne Tresset
Archéozoologie, Archéobotanique : Sociétés, Pratiques et Environnements (AASPE - CNRS/MNHN)
atresset@mnhn.fr

Catherine Hänni
Laboratoire d'écologie alpine (LECA - Univ Savoie Mont Blanc/CNRS/ Univ Grenoble Alpes)
catherine.hanni@univ-grenoble-alpes.fr

Morgane Ollivier
Plateforme nationale de paléogénétique PALGENE, Ecole Normale Supérieure de Lyon
morgane.ollivier@ens-lyon.fr