La planète dans une boule de cristal - enjeux et limites de la prédiction en écologie

Résultats scientifiques

Face à la crise environnementale, on attend beaucoup du développement d’une écologie plus prédictive. Mais en quoi consiste exactement la prédiction écologique ? Des chercheurs en philosophie et en écologie se penchent sur cette question (CEFE, IHPST et ISEM) dans un article paru dans la revue Oikos. Ils identifient deux formes de prédiction qui n’ont pas le même statut épistémique et qui ne font pas face aux mêmes difficultés, selon que la prédiction est un outil de corroboration des théories scientifiques ou une anticipation de futurs possibles. Ils montrent qu’une distinction explicite de ces deux dimensions est doublement favorable à l’écologie : dans sa mission d’avancement des connaissances et dans ses capacités d’aide à la décision.

Dans le contexte actuel de changements globaux et de crise de la biodiversité, l’écologie fait l’objet d’une grande attention et reposent sur elle de nombreux espoirs. Scientifiques, décideurs, agences de financement ou journalistes invitent les écologues à développer une écologie prédictive, qui aiderait tout à la fois à comprendre les changements actuels, à prévoir leurs effets et à concevoir des solutions appropriées. Face à ces attentes, pour éviter les confusions, les malentendus et les faux espoirs, il convient de distinguer deux sens du terme « prédiction » qui ont des implications bien différentes.  D’une part, la prédiction peut être un outil de validation des hypothèses scientifiques, il s’agit de prédiction corroborative. D’autre part, la prédiction peut être la description d’un futur possible, il s’agit alors de prédiction anticipative. Or les obstacles à la prédiction affectent différemment la corroboration et l’anticipation. En distinguant plus finement ces deux types de propositions scientifiques, il est possible, à défaut de surmonter pleinement les obstacles à la prédiction en écologie, de diriger les efforts de façon à produire des prédictions corroboratives plus pertinentes pour le développement des connaissances et des prédictions anticipatives plus utiles à décision publique.

Prédictions-corroboratives et prédictions-anticipatives
Les théories scientifiques contiennent des propositions générales sur la structure et le fonctionnement des systèmes qu’elles étudient, propositions dont découlent des hypothèses qui permettent de formuler des prédictions particulières. Le rôle de ces prédictions est alors d’être confrontées à l’observation du système à l’étude afin de corroborer ou d’invalider les hypothèses dont elles sont déduites, il s’agit de prédictions-corroboratives. Une bonne théorie est une théorie dont on peut déduire un grand nombre de prédictions à partir d’un petit nombre de paramètres.

La prédiction peut également être une description d’un futur possible, prédisant l’avenir d’un système donné selon certaines hypothèses, par exemple en projetant les tendances passées ou en considérant les conséquences probables de différentes options alternatives, il s’agit alors de prédictions-anticipatrices
Au-delà de la différence de fonction de ces deux formes de prédictions, l’une contribuant à former les connaissances alors que l’autre sert en quelque sorte à les appliquer, la prédiction-corroboration et la prédiction-anticipation se distinguent de leur rapport au temps, leur rapport à l’observation et leur rapport à la véracité.

Au niveau temporel, l’anticipation, comme son nom l’indique, est nécessairement orientée vers le futur. La prédiction corroborative est quant à elle neutre vis-à-vis du temps. Elle indique quelles seraient les conséquences de telle ou telle expérience ou observation, mais ne spécifie pas la temporalité de ces conséquences, comme c’est souvent le cas en paléoécologie par exemple.

Au niveau de l’observation, la prédiction corroborative n’a de sens que dans son lien à l’observation, qui en est en quelque sorte le but et le terme. Une prédiction qui ne pourrait pas être testée n’a aucune valeur corroborative. Ce n’est pas le cas de la prédiction anticipatrice dont la qualité ne dépend pas de sa confirmation par les faits. Bien au contraire, certaines anticipations telles que les « scénarios du pire » du GIEC (groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) sont justement produites dans le but d’être évitées.

Enfin, les prédictions corroboratives et anticipatives se distinguent de par le statut épistémique des théories et des modèles sur lesquels elles se fondent. Alors que théories et modèles sont considérés dans la corroboration comme des hypothèses qu’il convient de tester, ils sont supposés fiables dans l’anticipation, qui peut néanmoins expliciter le degré d’incertitude ou l’absence de connaissances sur certains aspects de la prédiction.
Tableau : Principales différences entre la prédiction corroborative et la prédiction anticipatrice

 

Prédiction corroborative

Prédiction anticipative

Qu’est-ce que c’est ?

Etape de la construction des connaissances

Application des connaissances

A quoi ça sert ?

Comprendre le monde

Transformer le monde

Caractère-clé

Reproductibilité

Pertinence politique

Relation au temps

Neutre vis-à-vis du temps

Orienté vers le futur

Relation à l’observation

Inséparable de l’observation

Ne depend pas de l’observation

Relation à la validité

La prédiction teste la validité d’une théorie ou d’un modèle.

La prédiction suppose la validité des théories ou des modèles ou elle explicite les incertitudes.

Les obstacles à la prédiction
En écologie, la surprise est la règle. Son objet d’étude, identifié depuis Haeckel comme « les êtres vivants, leurs relations entre eux et avec le milieu abiotique » est par nature récalcitrant à l’appréhension systématique de la science. Si les obstacles à la prédiction sont nombreux, quatre familles de difficultés, chacune liée à certaines caractéristiques des écosystèmes, peuvent être distinguées.

  • Premièrement, les écosystèmes sont des entités historiques forgées par l’évolution et les aléas. Cela représente une difficulté importante pour développer des connaissances générales et les tester dans des conditions répétables.
  • Deuxièmement, les écosystèmes sont des entités complexes, au sein desquelles les relations causales s’enchevêtrent à différents niveaux d’organisation.
  • Troisièmement, certains phénomènes écologiques sont non-linéaires et l’extrapolation des tendances passées peut donc être un guide trompeur.
  • Enfin, les systèmes auxquels s’intéresse l’écologie sont le plus souvent des entités hybrides au sein desquelles les processus écologiques sont largement influencés par les activités humaines, qui posent elles-mêmes des difficultés spécifiques à la prédiction. Un défi spécifique de cette hybridation entre processus écologique et processus sociaux est le caractère rétroactif de la production des connaissances et des anticipations sur le fonctionnement même du système à l’étude.

Les stratégies à mettre en place pour surmonter ces obstacles, ou, à défaut, pour les prendre en charge de façon satisfaisante, ne seront pas les mêmes selon qu’on s’intéresse à corroborer des hypothèses ou à anticiper des futures possibles. On pourrait s’attendre à ce que ces deux formes de prédictions ne soient que les deux faces d’une même pièce, la corroboration produisant des connaissances fiables qu’il suffirait ensuite d’appliquer pour anticiper le futur. Mais parce que les connaissances en écologie sont encore partielles et incertaines et que l’urgence environnementale ne permet pas d’attendre qu’elles se stabilisent pour guider l’action, il est préférable de distinguer explicitement ce qui relève de la corroboration et ce qui relève de l’anticipation, afin d’intégrer l’une et l’autre dans le régime de production qui leur convient. Les prédictions anticipatrices en particulier, parce qu’elles sont orientées vers l’action et font déjà, en quelques sortes, partie du politique, doivent être envisagées comme des éléments internes au processus de délibération.

Référence
Virginie Maris, Philippe Huneman, Audrey Coreau, Sonia Kéfi, Roger Pradel and Vincent Devictor. Prediction in ecology: promises, obstacles and clarificationsOikos . Accepted manuscript online: 3 NOV 2017 08:52AM EST | DOI: 10.1111/oik.04655

Contact chercheure

Virginie Maris
Centre d’Écologie Fonctionnelle et Évolutive (CEFE - CNRS/univ. Montp/univ Paul Valery Montpellier 3/EPHE/IRD)
virginie.maris@cefe.cnrs.fr

Contact communication

Nathalie Vergne
Centre d’Écologie Fonctionnelle et Évolutive (CEFE - CNRS / Univ. Montpellier / Univ Paul Valery Montpellier 3/EPHE/IRD)
04 67 61 32 56 | nathalie.vergne@cefe.cnrs.fr