Les locuteurs du groupe linguistique Mek, appartenant à la grande famille des langues trans néo-guinéennes, vivent dans les hautes montagnes de l’île principale de Nouvelle-Guinée (Monts Étoilés, Province de Papouasie, Indonésie)Photo W. Schiefenhövel.

Le lien (im)probable entre langues & environnement

Résultats scientifiques

La répartition des langues dans le monde est-elle corrélée à l’environnement ? Une étude publiée dans PLOS ONE par des chercheurs du laboratoire De la préhistoire à l'actuel : culture, environnement et anthropologie, du Römisch-Germanisches Zentralmuseum Mainz et du Max Planck Institute Seewiesen utilise une nouvelle méthode (Eco-Linguistic Niche Modeling) pour élucider cette question. Résultat :  les groupes linguistiques en Nouvelle Guinée partagent le plus souvent leur environnement avec d´autres, mais une influence de l’écologie se dégage uniquement au niveau des familles linguistiques. Pour mieux comprendre la diversité culturelle, les facteurs bio-psycho-socio-culturels méritent d´être creusés. 

Il est reconnu que les facteurs environnementaux jouent un rôle majeur dans la répartition des espèces végétales et animales, mais dans quelle mesure ont-ils un impact sur le comportement humain ? Ce débat nature culture, portant notamment sur le déterminisme climatique, partageait déjà vivement, au XVIIIème siècle, les philosophes Montesquieu (p.ex. 1748, De l’Esprit des lois) et Voltaire (p.ex. 1752, Pensées sur le gouvernement).

Carte des écorégions de Nouvelle-Guinée d’après World Wide Fund For Nature (©WWF https://wwf.panda.org/knowledge_hub/where_we_work/new_guinea_forests/area_forests_new_guinea/)
Carte des écorégions de Nouvelle-Guinée  d’après World Wide Fund For Nature
©WWF

Plus récemment, plusieurs études1 ont mis en évidence une diminution de la diversité linguistique de l’équateur vers les pôles et suggéré ainsi une influence de l'environnement sur la diversité linguistique (et, par extension, culturelle) des groupes humains.

Néanmoins d’autres explications, impliquant des mécanismes basés sur la dynamique des populations, les migrations, la dérive, ou des moteurs psychosociaux et culturels, vont à l’encontre de cette hypothèse étayant un lien déterministe entre langues et environnement. Le débat pluricentenaire susmentionné n’est toujours pas clos.

En utilisant une approche statistique multivariée basée sur des méthodes empruntées aux recherches sur la biodiversité, une équipe franco-allemande2 s'est attaquée de nouveau à la question du lien possible entre la répartition géographique des langues et l'environnement en conduisant une étude à très fine résolution spatiale sur l’ensemble de la Nouvelle-Guinée. Publiée dans PLOS ONE,  ces travaux ont abouti à trois résultats intéressants.

La diversité linguistique en Nouvelle-Guinée est l’une des plus élevées au monde (chaque point d’occurrence sur la carte correspond au point central de la zone géographique où une langue donnée est parlée). La plupart de ces langues appartiennent soit à la famille des langues trans néo-guinéennes (points vert foncé), soit à la famille des langues austronésiennes (points bleu foncé). La ligne verticale au centre de l’île principale de la Nouvelle-Guinée représente la frontière internationale entre la Papouasie-Nouvelle-Guinée à l’est et les provinces indonésiennes de Papouasie et de Papouasie occidentale à l’ouest.(carte d’après Glottolog 3.0, https://glottolog.org/)
La diversité linguistique en Nouvelle-Guinée est l’une des plus élevées au monde (chaque point d’occurrence sur la carte correspond au point central de la zone géographique où une langue donnée est parlée). La plupart de ces langues appartiennent soit à la famille des langues trans néo-guinéennes (points vert foncé), soit à la famille des langues austronésiennes (points bleu foncé). La ligne verticale au centre de l’île principale de la Nouvelle-Guinée représente la frontière internationale entre la Papouasie-Nouvelle-Guinée à l’est et les provinces indonésiennes de Papouasie et de Papouasie occidentale à l’ouest.
Carte d’après Glottolog 3.0

Premièrement, leur approche inédite, qu’ils ont intitulée « modélisation de niche écolinguistique » (Eco-Linguistic Niche Modeling), offre pour la première fois un moyen de prendre en compte simultanément une série de variables environnementales et de tester leur influence sur chaque groupe linguistique indépendamment. Ainsi, il n’est pas établi d’a-priori quant à un impact équivalent des facteurs environnementaux sur la répartition spatiale des groupes linguistiques pouvant avoir des stratégies de subsistance ou des adaptations socioculturelles qui leur sont propres. De cette manière, parmi les 29 groupes linguistiques étudiés de l’archipel de Nouvelle-Guinée, différents types de corrélations avec l’environnement ont été distingués.

La modélisation de niche écologique est une méthode utilisée en écologie pour définir les conditions environnementales optimales pour une espèce animale ou végétale. Pour définir ces niches, la méthode utilise des algorithmes prédictifs, les points d’occurrence des espèces et de nombreuses variables climatiques et topographiques. Cette méthode a été adaptée à l’étude de la répartition des langues et ainsi renommée Modélisation de niche éco-linguistique. La méthode permet de définir la gamme des conditions environnementales présentes sur le territoire d’une population parlant une langue donnée ou un groupe de langues caractérisés par des traits linguistiques communs.

Deuxièmement, les chercheurs ont constaté que la plupart des groupes linguistiques partagent leur niche éco-linguistique avec d’autres groupes linguistiques. Cela suggère qu’il n’y a pas de corrélation claire entre l’environnement et la répartition géographique de ces groupes. Ainsi, il semble probable que d’autres facteurs, tels que ceux dépendant d’aspects psycho-sociaux, historiques ou culturels, jouent des rôles plus décisifs dans les diversifications linguistiques.

Les locuteurs du groupe linguistique Trobriand, appartenant à la famille des langues austronésiennes, vivent dans l’archipel des Trobriand en Nouvelle-Guinée (Province Milne Bay, Papouasie-Nouvelle-Guinée). Photo W. Schiefenhövel.

Les locuteurs du groupe linguistique Trobriand, appartenant à la famille des langues austronésiennes, vivent dans l’archipel des Trobriand en Nouvelle-Guinée (Province Milne Bay, Papouasie-Nouvelle-Guinée).
Photo W. Schiefenhövel.

 

Troisièmement, et contrairement à ce qui est observé pour les groupes linguistiques, les familles linguistiques présentent peu de similitudes entre leurs niches respectives. Cela pourrait signifier que l’environnement joue un rôle plus conséquent dans l’expansion et la répartition des populations parlant des langues appartenant à une même famille linguistique.

Ces résultats devraient avoir des implications importantes pour les futures recherches ethnolinguistiques, ethnoarchéologiques et archéologiques en Nouvelle-Guinée comme ailleurs, car ils offrent un cadre commun dans lequel des variables environnementales, linguistiques, psycho-sociales et culturelles peuvent être corrélées de manière systématique.

Il peut être espéré qu’à terme la fascinante diversité linguistique et culturelle de l'humanité puisse être mieux cerné.

Les groupes linguistiques de la cordillère centrale de Nouvelle-Guinée partagent la même niche environnementale (violet). Les polygones oranges représentent les aires de sept groupes linguistiques (respectivement, d’ouest en est : langues trans neo-guinéennes occidentales, Uhunduni, Mek, Engan, Chimbu Wahgi, Kainantu Goroka et Angan). Illustration : N. Antunes. W. Schiefenhövel, M. Vanhaeren.

Les groupes linguistiques de la cordillère centrale de Nouvelle-Guinée partagent la même niche environnementale (violet). Les polygones oranges représentent les aires de sept groupes linguistiques (respectivement, d’ouest en est : langues trans neo-guinéennes occidentales, Uhunduni, Mek, Engan, Chimbu Wahgi, Kainantu Goroka et Angan).
Illustration : N. Antunes. W. Schiefenhövel, M. Vanhaeren.

 

 

  • 1p.ex. Nettle 1998. Journal of Anthropological Archaeology 17: 354 (https://doi.org/10.1006/jaar.1998.0328) et Hua et al. 2019. Nature Communications 10: 2047 (https://doi.org/10.1038/s41467-019-09842-2
  • 2Ces travaux ont reçu les participations financières du Laboratoires d’Excellence Sciences archéologiques de Bordeaux (LaScArBx Cluster of Excellence) bénéficiant des fonds de l’Agence National de la Recherche (ANR-10-LABX-52), du Max Planck Institute for Ornithology (Seewiesen, Allemagne), du “Programme Investissements d’Avenir (IdEx)” de l’Université de Bordeaux, du Conseil de la recherche de Norvège par le biais de son de son programme de financement des Centres d’Excellence, le SFF Centre for Early Sapiens Behaviour (SapienCE)

Références

Antunes N, Schiefenhövel W, d’Errico F, Banks WE, Vanhaeren M (2020) Quantitative methods demonstrate that environment alone is an insufficient predictor of present-day language distributions in New Guinea. PLOS ONE 15(10): e0239359. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0239359

Contact

Marian Vanhaeren
De la Préhistoire à l'Actuel : Culture, Environnement et Anthropologie (PACEA - CNRS/ Université de Bordeaux/ Ministère de la Culture)
Francesco d'Errico
De la Préhistoire à l'actuel : culture, environnement et anthropologie (PACEA - CNRS/Univ. Bordeaux/Ministère de la Culture)
William Banks
De la Préhistoire à l'Actuel : Culture, Environnement et Anthropologie (PACEA - CNRS/ Université de Bordeaux/ Ministère de la Culture)
Anne-Cécile Baudry-Jouvin
Correspondante communication - De la préhistoire à l'actuel : culture, environnement et anthropologie (PACEA - CNRS/Univ. de Bordeaux/Ministère de la Culture)