Les jeunes manchots empereurs appellent à un renforcement des mesures de protection des eaux antarctiques !

Résultats scientifiques

Pour protéger la biodiversité unique et riche de l'océan Austral, des mesures de conservation telles que des Aires Marines Protégées (AMPs) sont mises en œuvre depuis une dizaine d’années. L’un des outils utilisés par les décideurs pour la définition des contours de ces AMPs est la distribution en mer d’espèces clés de ces écosystèmes polaires très sensibles aux changements climatiques, notamment les prédateurs marins supérieurs tels que les manchots empereurs. Cependant, une étude de suivi par satellite de jeunes manchots empereurs, pilotée par des chercheurs de l’Institut pluridisciplinaire Hubert Curien (CNRS / Université de Strasbourg) et du Centre Scientifique de Monaco (CSM) dans le cadre du Réseau Thématique Pluridisciplinaire International ‘Nutrition et Resistance aux Stress environnementaux’ (RTPI NUTRESS), et publiée dans la revue Royal Society Open Science, révèle qu’ils passent 90% de leur temps en dehors des limites des AMPs existantes ou actuellement proposées, comme en mer de Weddell.

Les jeunes manchots empereurs passent la très grande majorité de leur première année en mer en dehors des limites des zones de conservation existantes ou prévues dans l'océan Austral et ne sont donc pas suffisamment protégés. C’est la conclusion d’une étude publiée dans la revue scientifique Royal Society Open Science par une équipe rassemblant des laboratoires français, allemand, monégasque et américain. En janvier 2019 (été antarctique), cette équipe de recherche internationale a équipé de balises Argos, des jeunes manchots empereurs de la colonie de la Baie d'Atka (Terre de la Reine Maud, Antarctique), en bordure de la mer de Weddell, près de la station allemande Neumayer III gérée par l'institut polaire allemand (Institut Alfred Wegener - AWI). Ces émetteurs ont transmis par satellite la position des jeunes oiseaux six fois par jour durant une année entière. Les scientifiques ont ainsi pu suivre leur déplacement, couvrant une étendue grande comme presque dix fois la France, “se dispersant sur une échelle bien plus vaste que ce que nous avions imaginé”, rapporte Aymeric Houstin, premier auteur de cette étude réalisée lors de sa thèse au CSM et à l’IPHC. Avant cette étude, aucun manchot empereur n’avait été suivi en mer de Weddell, une région qui abrite pourtant le tiers de la population globale de l’espèce et où les instances politiques discutent de la mise en place d’une AMP depuis près d’une décennie, intégrant dans leur analyse des modèles de distribution de manchots empereurs issus des données collectées essentiellement sur des adultes, se reproduisant de surcroît de l’autre côté du continent blanc.

Alors qu’à l'ONU les négociations pour la mise en place d’un traité international pour la protection de la haute mer n’ont pu aboutir en cette fin d’été 2022, les eaux antarctiques restent encore à ce jour très peu protégées : actuellement, seuls 12 % des eaux situées à l'intérieur des limites de la CCAMLR (Commission pour la conservation de la faune et la flore marines de l'Antarctique établie en 1982) sont protégées sous la forme d’AMPs, dont seulement 4,6 % sont des zones strictement interdites à la pêche. Or l’océan Austral et les espèces qu’il abrite sont aux premières loges des bouleversements climatiques tels que la perte de masse de la calotte glaciaire, l’altération des courants marins ou bien encore des régimes de la glace de mer. Parallèlement, le développement des activités de pêche et la possibilité d’accéder à de nouveaux espaces libérés par le retrait de la banquise, sont des menaces additionnelles bien réelles pour ses habitants.

Bien qu’une étude précédente, publiée en 2020 par une partie des mêmes auteurs, souligne la vulnérabilité du Manchot empereur face à ces contraintes et l’urgence de reclasser l’espèce de « Quasi Menacée » à « Vulnérable » sur la liste rouge de l’UICN (Union international pour la conservation de la nature), la population juvénile n'est ni surveillée ni protégée. “Or les manchots empereurs ont un faible taux de reproduction. Du point de vue de la conservation, il est donc important de savoir où vont ces juvéniles et de s’assurer qu’ils atteignent leur maturité”, explique Daniel Zitterbart, de l’Institut Océanographique de Woods Hole aux USA.

Or l’étude montre que les jeunes manchots empereurs se déploient bien au-delà de la distribution de l’espèce renseignée par l’UICN et utilisée (en combinaison avec d’autres critères) par l’UICN pour définir la vulnérabilité de l’espèce au sein de sa liste rouge. En effet, les jeunes oiseaux voyagent jusqu’à pratiquement 1300 km au nord de la limite nord de l’UICN et ils ne passent que 51% de leur temps dans la distribution de l’espèce définie par l’UICN. De plus, l’étude montre que les jeunes manchots empereurs passent environ 90% de leur temps en dehors des limites des AMPs existantes et proposées, comme celle de la mer de Weddell en cours de négociations.

“Nos résultats soulignent l’importance de considérer la distribution en mer de toutes les classes d'âge d’une espèce, particulièrement les plus vulnérables aux changements globaux, lorsqu'il s'agit de mettre en place de mesures de protection des espèces et de leur écosystème” indique Céline Le Bohec. Ces données uniques de la mer de Weddell devraient amener les chercheurs et décideurs à reconsidérer les limites proposées de cette AMP. Elles sont aussi une source d’inspiration pour l’établissement de futures AMPs, idéalement en réseaux et dynamiques dans le temps et l’espace afin de mieux protéger les zones critiques et vulnérables de biodiversité de l’océan Austral. “Cependant, des mesures de protection en mer n’ont d’utilité que si des mesures globales de conservation et de gestion, issues de choix politiques, économiques et sociaux raisonnés, sont mises en œuvre” conclut Céline Le Bohec.

Illlustration
Deux jeunes manchots empereurs équipés chacun d’une balise Argos, prêts à quitter leur colonie de naissance de la Baie d’Atka (Terre de la Reine Maud, Antarctique) pour leur premier périple d’une année en mer ©Aymeric Houstin

 

Laboratoire CNRS impliqué

  • Institut Pluridisciplinaire Hubert Curien (IPHC - CNRS / Université de Strasbourg)

Référence

Houstin A., Zitterbart D.P., Heerah K., Eisen O., Planas-Bielsa V., Fabry B., Le Bohec C. (2022) Juvenile emperor penguin range calls for extended conservation measures in the Southern Ocean. R. Soc. Open Sci. 9: 211708.

Contact

Céline Le Bohec
Institut Pluridisciplinaire Hubert Curien (IPHC-CNRS/Univ Strasbourg)
Nicolas Busser
Correspondant communication - Institut Pluridisciplinaire Hubert Curien (IPHC-CNRS/Univ Strasbourg)