Pelouses steppiques méditerranéennes : un travail de romains ?

Résultats scientifiques

La rémanence des impacts historiques de l’Homme sur la végétation actuelle est un axe de recherche majeur en écologie végétale mais aucune recherche ne s’est intéressée jusqu’à présent à son évolution sur le très long terme. Un groupe d’écologues de l’Institut méditerranéen de biodiversité et d'écologie marine et continentale (CNRS/Avignon Université/IRD/Aix-Marseille Université) a étudié dans les pelouses sèches méditerranéennes de la plaine de Crau (Bouches-du-Rhône), la dynamique de la végétation de parcs à brebis proches de bergeries entre l’époque du Haut Empire Romain et aujourd’hui. L’existence de ces parcs, utilisés et abandonnés depuis l’Antiquité, a ainsi permis de voyager « dans le temps » et de montrer que même après des siècles d’abandon, la végétation dans sa composition et sa richesse, reste influencée par des pratiques pastorales datant de plus de deux millénaires ! Cette persistance de l’empreinte de ces très veilles pratiques d’élevage serait notamment à relier avec les modifications du sol induites par la concentration des ovins dans un espace restreint ayant entraîné une augmentation des teneurs en matières organiques, et en phosphore. Ces modifications physico-chimiques vont ensuite influencer la dynamique de la végétation pendant des siècles en l’absence d’autres changements d’usages dans ces habitats semi-arides. Ces travaux sont parus dans la revue Ecosystems et interrogent donc les notions de modèles de successions végétales car celle-ci peut être influencée pendant des siècles par des évènements aussi sporadiques et locaux que la concentration de quelques brebis.

A l’heure où plusieurs projets de création d’espaces dédiés à la libre expression des processus naturels sont expérimentés en France, on peut légitimement se poser la question de la réussite de tels projets de « ré-ensauvagement » par rapport à l’emprise actuelle de l’homme sur nos paysages mais aussi, de son héritage, issu de centaines voire de milliers d’années d’exploitation.

Les recherches qui s'intéressent aux interactions temporelles entre les sociétés et leur environnement ainsi qu’aux conséquences de ces interactions sur nos paysages contemporains relèvent de l’écologie historique. De nombreux travaux relevant de cette discipline scientifique ont déjà montré la forte persistance de l’empreinte humaine sur la composition et le fonctionnement de certains de nos écosystèmes actuels même sur le très long terme. Cependant, les résultats de ces travaux scientifiques ont toujours été obtenus à partir de la comparaison de données actuelles sur des sites archéologiques occupés pendant une période puis abandonnés sans qu’il soit possible de reconstruire la dynamique naturelle de reconquête spontanée de la flore ou de la faune. Il est en effet encore impossible de voyager dans le temps. Par contre, ce voyage devient possible dans l’espace présent quand le même type d’occupation s’est poursuivi dans le temps au sein du même type d’écosystème mais avec des dates d’abandon échelonnées. Cette situation permet alors de recréer dans l’espace la chronologie de l’évolution spontanée des écosystèmes en fonction de la date d’abandon du site. C’est un cas très rare en écologie historique car de nombreuses pratiques anciennes ne se perpétuent pas sur le long terme, elles disparaissent, se « modernisent » ou sont effacées par d’autres types de pratiques empêchant alors leur enregistrement archéologique.

Nous avons rencontré ce cas dans la plaine de Crau dans le sud-est de la France (département des Bouches-du-Rhône) où perdure encore un écosystème de pelouse sèche méditerranéenne de type steppique. Vaste espace où se pratique le pâturage ovin itinérant depuis l’Antiquité. Des bergeries y ont été installées régulièrement depuis plus de 2000 ans avec à chaque fois, un enclos attenant. La constance de ces constructions et leur abandon régulier au fil des siècles ont alors permis d’échantillonner le sol (paramètres physico-chimiques) et la végétation (composition, richesse, diversité, similarité) d’enclos utilisés durant différentes époques de l’Antiquité à nos jours en passant par les 18e et 19e siècle.

Malgré la constance du pastoralisme et de la pratique de feux courants au Moyen-Age, une équipe scientifique de l’Institut méditerranéen de biodiversité et d'écologie marine et continentale (CNRS/Avignon Université/IRD/Aix-Marseille Université) a démontré que même après plus de 2000 ans d’abandon, la végétation et les sols des anciens enclos romains restaient différents non seulement des autres enclos abandonnés à des dates plus récentes mais aussi de la végétation steppique actuelle, jamais perturbée et servant donc de témoin. Cela est notamment significatif pour la composition et la richesse spécifique de la végétation ou encore, au niveau du sol, pour leur teneur en carbone organique et en phosphore disponible. La résilience de la végétation steppique après abandon des enclos est ainsi très lente et encore incomplète au bout de deux millénaires. Cette dynamique de « reconquête » ou de « cicatrisation » est donc extrêmement lente. Elle peut être expliquée par les conditions climatiques et édaphiques qui caractérisent cet espace de parcours méditerranéen, les sécheresses récurrentes et la pauvreté du sol ralentissent fortement les processus de minéralisation de la matière organique, ce qui permet ainsi la persistance d’espèces végétales de milieux plus fertiles des anciens enclos à moutons.

Au niveau fondamental, ces résultats, publiés dans la revue Ecosystems remettent donc en question les modèles théoriques de succession végétale sur le long terme, car une simple concentration d’ovins sur une petite surface peut alors modifier la dynamique générale pendant des siècles. Au niveau appliqué, ils posent aussi la question de la faisabilité de la restauration de certains écosystèmes actuels beaucoup plus dégradés que ne le fut cette végétation, il y a deux mille ans, quand les romains y avaient juste rassemblé quelques brebis dans des petits enclos. Et pourtant, ce travail est encore perceptible de nos jours.

Ruines d’une bergerie du 18ème siècle dans la plaine de Crau © Christelle Fameli /IMBE/CNRS

Ruines d’une bergerie du 18ème siècle dans la plaine de Crau
© Christelle Fameli /IMBE/CNRS

 

Les objectifs de développement durable

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  • ODD 15 : Vie terrestre.

Références

Contact

Thierry Dutoit
Institut Méditerranéen de Biodiversité et d’Ecologie (IMBE - CNRS/Avignon Université/IRD/Aix-Marseille Université)
Vanina Beauchamps-Assali
Chargée de communication - Institut Méditerranéen de Biodiversité et d’Ecologie Marine et Continentale (IMBE-CNRS/Aix-Marseille Université/IRD/Avignon Université)