Quand les crabes s’invitent aux repas des populations préhistoriques

Résultats scientifiques

Les amas coquilliers sont emblématiques des chasseurs-cueilleurs des côtes atlantiques européennes du Mésolithique. Parmi leurs composants, Catherine Dupont et Yves Gruet mettent en évidence dans la revue Open Archaeology la présence d’un animal qui passe souvent inaperçu : le crabe. De ces crustacés à carapace, il ne reste souvent que les extrémités de pinces fragmentées. Devant cette fatalité, l’équipe du CReAAH a fait le pari d’appliquer, dès la fouille, un protocole basé sur le tamisage à maille fine qui permet de les faire revivre.

Pourquoi les populations du Mésolithique, qui ont vécu il y a plus de 7 000 ans sur les côtes atlantiques européennes, mangent-elles du crabe depuis 15 ans ? Cette question volontairement provocatrice correspond à un état de la recherche en archéologie. Si ces vestiges sont restés invisibles des archéologues pendant plusieurs siècles, c’est parce qu’ils ne les voyaient pas, ne les cherchaient pas, et négligeaient leur potentiel informatif. Ce premier constat découle du dépouillement de la bibliographie d’une centaine d’articles dédiée aux amas coquilliers. Ces derniers sont des dépotoirs qui vont concentrer, tels des conglomérats, les déchets d’activités de leur quotidien. Ils s’avèrent riches en coquilles d’origine marine d’où leur appellation.

Ainsi, les populations préhistoriques du Mésolithique qui ont vécu à proximité de l’océan atlantique et pratiqué la chasse, la cueillette et la pêche ont édifié des amas coquilliers. Parmi les nombreux composants de ces dépotoirs sont identifiés : des mammifères marins et terrestres, des oiseaux marins et terrestres, des poissons marins, des mollusques marins, des charbons, des graines, du silex et des crustacés comme les balanes et les crabes. Une base de données constituée par Catherine Dupont recense tous ces composantes des sites archéologiques avec coquillages du Mésolithique et Néolithique le long de l'arc atlantique européen. Elle permet de dresser un bilan quantitatif de la détection des crabes et de leurs degrés d’analyses. Parmi plus de 300 amas coquilliers mésolithiques recensés de la Norvège au sud du Portugal, le crabe a été noté comme présent par les archéologues seulement sur 18 % d’entre eux. Ce chiffre est sans doute sous-estimé du fait de la petitesse des vestiges laissés par les crabes. Bien souvent infra-centimétriques, les restes de crabes sont invisibles à l’œil nu à la fouille d’autant plus qu’ils sont bien souvent recouverts de sédiment. Or, seulement 6% des publications dédiées aux amas coquilliers recensés témoignent de l’application du tamisage. On constate également que 77% des sites pour lesquels plus de deux espèces de crabes ont été recensées ont été tamisés avec des mailles fines variant de 1 à 6 mm. D’autre part, pour les sites dans lesquels les crabes ont été détectés, ces animaux ont à la fois été identifiés et quantifiés seulement pour un quart d’entre eux.

Cette invisibilité des crabes archéologiques exploités par les populations de chasseurs-cueilleurs-pêcheurs est-elle une fatalité ? Il est vrai qu’après plusieurs millénaires d’enfouissement dans le sol, les crabes qui sont découverts par les archéologues se résument le plus souvent à des fragments d’extrémités de doigts de pinces concassées et plus rarement à des fragments de mandibules ou de carapace. L’étude des crabes nécessite le tamisage à maille fine (<2 mm) des sédiments dès la fouille. S’ensuivent de nombreuses heures de tri acharné. Depuis plus de 20 ans Catherine Dupont et Yves Gruet sensibilisent les archéologues sur le terrain et extraient minutieusement les restes archéologiques de crabes des refus de tamis. Ce retour sur expérience leur permet de proposer une méthodologie qui autorise la détermination des espèces de crabes et la reconstitution du gabarit des individus à partir de certains des fragments de doigts de pinces de crabes. L’analyse de ces vestiges dans des contextes archéologiques bien maitrisés met aussi en évidence une conservation différentielle des restes de crabes en fonction de leur localisation dans les amas coquilliers. Le manque de visibilité de ces vestiges fauniques est conforté par les fouilles récentes de Beg-er-Vil (Morbihan) localisé dans le nord-ouest de la France. Le poids moyen d'un fragment de crabe y est de 0,15 g seulement. Les essais de reconstitution faits sur un mètre carré du site de Beg-an-Dorchenn (Finistère) montrent que 9,55 g de restes de crabe archéologiques peuvent être équivalents à 13 kg de crabes entiers frais.

Illu 3
Prélèvement de l’amas coquillier préhistorique d’Hoedic (Morbihan, juillet 2021) (© C. Dupont)

Au total, 13 espèces de crabe ont été recensées à l’échelle de la façade atlantique nord-est. Les plus récurrentes sont le dormeur ou tourteau Cancer pagurus (19 sites), le crabe vert Carcinus maenas (16 sites), l’étrille Necora puber (7 sites) et le crabe verruqueux ou crabe de roche Eriphia verrucosa (6 sites).

Alerter les archéologues sur la présence de ces animaux sur les sites archéologiques côtiers et les convaincre de leur pouvoir informatif n’est pas aisé. Cet article s’y attèle en recensant par exemple, les agents accumulateurs de ces crustacés en contexte littoral, les utilisations connues des crabes, les données qu’ils recèlent sur les environnements. L’étude de cas menée par les auteurs à Beg-er-Vil, montre des chasseurs-cueilleurs du Mésolithique qui adaptent la capture des crabes aux environnements accessibles avec sept espèces identifiées. L’image d’un terroir s’ouvre à nous. Le moindre rocher semble avoir été sondé, toutes les pierres retournées pour pêcher tout ce qui peut être mangé. A l’instar de ce qui est observé pour les mollusques marins, la question d’une transmission de génération en génération des coins de pêche se pose.

Ainsi, les crabes découverts au sein de ces amas coquilliers nous apportent des informations à la fois sur la biodiversité passée des estrans par le bais du filtre humain mais aussi sur les interactions qui existent entre ces populations de chasseurs-cueilleurs-pêcheurs préhistoriques et l’océan.

Illu 1
un individu actuel sur estran (© C. Dupont)
Illu 2
Comparaison entre un crabe moderne (A et C) et un fragment de mandibule archéologique (B, Cabeço da Amoreira - Portugal) (© C. Dupont)

 

Laboratoire CNRS impliqué

  • Centre de Recherche en Archéologie, Archéosciences, Histoire (CReAAH - CNRS / Université de Rennes 1 et 2, Nantes Université / Le Mans Université / Ministère de la Culture)

Référence

Contact

Catherine Dupont
Chercheuse en archéozoologie des invertébrés marins
Alain-Hervé Le Gall
Contact communication